Précédés par la pluie, nous arrivons devant la façade du salon de tatouage privé « La Menuiserie », où Bastien, plus connu sous le nom de Viande Bleue, nous attend. Une cigarette dans la main droite, une canette de Red Bull dans l’autre, le jeune artiste nous invite à prendre place dans la salle principale.
Le décor est intimiste, l’atmosphère chaleureuse.
Nous apprenons que les lieux ont une histoire, une vie antérieure.
Ici, on travaille les corps comme on travaillait autrefois le bois : à la main, avec soin et avec une volonté de sublimer la matière première. L’artiste tatoueur, comme l’artisan, façonne de ses gestes, une œuvre indélébile et tangible dont il peut être fier. Grâce à une technique et un savoir-faire propre, le bois prend forme, se courbe et les veines apparaissent. Quant à la chair, elle est progressivement recouverte de motifs et laisse place à un tableau épidermique unique.
Chère chair
L’entretien commence, et une question nous turlupine : pourquoi avoir choisi ce surnom de Viande Bleue ? Intrigués par le côté organique et brut de ce nom de scène, nous sommes curieux d’en connaître l’origine, d’aborder les prémisses de cette décision symbolique.
Bastien : Comme une bonne partie de la nouvelle génération de tatoueurs, j’ai commencé par une école de graphisme. Pour un des cours, on devait réaliser notre propre identité visuelle, c’est à ce moment là que l’idée m’est venue. Le nom « Viande Bleue » fait écho à la viande crue, notamment utilisée pour s’entraîner à la pratique du tatouage et qui finit par adopter cette couleur foncée une fois imbibée d’encre. Ce pseudonyme rappelle également la chair humaine sur laquelle les tatoueurs laissent leurs marques, un clin d’œil à notre consistance animale. À la base, c’est parti d’une intention spontanée, plutôt drôle avec un petit côté trash, et puis finalement c’est resté.
L’engouement que Bastien cultive pour le tatouage n’est pas récent. Dans les salons de tatouages qu’il fréquente plus jeune, naît une envie de passer de client à artiste, d’enclencher une transition de la théorie vers la pratique. Cet enthousiasme, au départ purement visuel, devient progressivement un désir physique, une envie de mettre la main à la pâte.
Bastien : Quand j’ai commencé à me faire tatouer, pendant mes études, j’ai eu une révélation. J’ai toujours adoré les tatouages, mais je ne pensais pas un seul instant, que cette passion pourrait devenir mon métier. Je vivais avec un pote à Marseille, qui s’est mis à tatouer un peu avant moi. Ensemble, on a acheté du matériel pas cher et on a commencé à attaquer nos propres corps. J’ai progressivement abandonné le graphisme pour me consacrer entièrement au tatouage.
“ Mes premiers tatouages sont sur moi et sur mes potes qui étaient assez fous à l’époque pour se laisser faire. ”
Ce fan de punk rock depuis l’âge de 9 ans nous avoue que sa passion pour les tatouages lui vient principalement de l’univers de la musique. Un univers où le tatouage parcourt les corps et raconte des histoires d’amour et de révolution. Sur les mains, les jambes où dans les cous des grands musiciens, le tatouage est omniprésent et berce Bastien depuis toujours.
Bastien : Mon inspiration est essentiellement issue de la musique : punk hardcore et émo, j’aime quand ça crie et que ça pleure. Je dessine beaucoup de private jokes que personne ne comprend jamais, mais qui me font rire et sont symboliques pour moi : par exemple des noms de groupes que j’écoute ou des paroles de chansons qui me parlent. En parallèle, je m’inspire aussi pas mal d’autres tatoueurs, d’Art, mais aussi de culture internet, notamment les mèmes ou les blagues nulles qu’on peut y trouver.
Un style à point
Le travail de Bastien est à son image : décalé, franc et expressif. On retrouve une envie de partager, entre instants de violence, emblèmes rebelles et symboles poétiques. Des flammes, des barbelés, des lames bien affûtées mais également des roses et des chiens attendrissants : une collection de métaphores inspirées par le mouvement de la vie, où s’épanouit une forme perceptible de sensibilité.
Bastien : Dans mes flashs ou mes tatouages sur-mesure, j’ai ce besoin d’exprimer ce que je ressens. Je pense qu’on a tous une part d’émotions violentes enfouies en nous, un lot de sentiments qu’on a besoin d’extérioriser, qu’il s’agisse de tristesse, de dépression ou d’anxiété. Mes tatouages sont un peu une romantisation de la souffrance, comme une façon de l’accepter et la désacraliser. Mon style est un mélange de choses que je ressens et de motifs que je trouve beaux.
“ J’aime autant les chiens mignons que les gros couteaux à cran d’arrêt. Je ne peux pas choisir. Je suis un mélange de doux et de dur. ”
Le public se retrouve dans les motifs du jeune tatoueur. Bien que la démarche initiale soit celle d’un exorcisme personnel, où rancœurs et souvenirs heureux se chevauchent, le résultat proposé par Bastien apparaît comme universel. Les références sont communes, les problématiques similaires, une osmose émotionnelle se met en place répondant à une dimension générationnelle.
Bastien : Il y a une sorte de connexion avec les gens que je tatoue : soit la personne s’identifie aux messages illustrés dans mes flashs, soit la personne est juste attirée par l’univers graphique que je propose. Dans les deux cas, il y a une certaine étincelle, un rapprochement qui dure le temps de la réalisation de l’œuvre.
Rien ne se perd, rien ne se crée : tout se transforme
Après deux ans de tatouage professionnel, quel regard portes-tu sur ton parcours ?
Bastien : Avec un peu de recul, je vois clairement l’évolution entre mes premiers tatouages fais au lance-pierre avec du mauvais matériel et mes réalisations actuelles. L’évolution est surtout dans l’abandon des mauvais gestes et des mauvaises habitudes. Plus on fait d’erreurs, plus on apprend. Je considère mon style comme du schlag-trad. Au début c’était un peu un cache misère pour camoufler le fait que je ne savais pas piquer correctement, mais finalement l’esthétique des tatouages un peu maladroits me plaît vraiment.
Bastien n’est pas le seul à répondre à une évolution, l’univers du tatouage lui-même obéit à une mutation intrinsèque. Sous l’influence de celle-ci, les codes changent, les standards fluctuent. Si le tatouage reste un mythe, les héros eux, suivent des itinéraires instinctifs pour écrire leurs propres histoires.
Bastien : Il y a une dizaine d’années, la norme était de faire un apprentissage chez un tatoueur établi, pour pouvoir bénéficier d’un accompagnement et d’une expertise sur le long terme. Aujourd’hui, la nouvelle génération a vu naître de nombreux tatoueurs autodidactes : des bandes de potes attirés par la pratique du tatouage, développant un esprit de communauté, et s’entraidant pour parvenir à un résultat tout aussi qualitatif.
Si la pratique du tatouage évolue, la médiatisation de celle-ci n’est pas en reste. Les portfolios sont dématérialisés, consultables en ligne à tout moment. Pour les tatoueurs, la digitalisation de la société a eu un impact sur leur visibilité et la façon de mettre en scène leurs créations.
Bastien : Les réseaux sociaux ont tout changé. Aujourd’hui, tout se passe sur Instagram. C’est une plateforme qui permet d’exposer facilement son travail, de manière très visuelle, et qui, en plus, facilite les échanges entre les tatoueurs et les potentiels clients. Il ne faut toutefois pas se laisser emporter, ce sont des médias qui restent à double tranchant. Je pense qu’il faut se méfier de cette course aux likes un peu addictive, il faut prendre du recul sur ce système de validation à portée de doigts : ce n’est pas parce qu’on a beaucoup de likes qu’on tatoue tous les jours.
“ Avoir des tatouages c’est addictif : tu commences par un ou deux, et après tu n’as plus de place sur ton corps. Personnellement, j’ai arrêté de compter quand j’ai atteint 30 tatouages. ”
Le soleil est de retour, teintant cette rencontre d’une lumière chaude et singulière.
Il est temps pour nous de quitter cette sphère créative où les aiguilles dansent sous l’impulsion de gestes précis.
Bastien nous confie que si l’horaire le permet, il va certainement se faire tatouer par le guest actuel du salon. Une façon d’inverser les rôles le temps de quelques heures et d’enrichir un projet corporel entamé quelques années auparavant.
Découvrir l’univers de Bastien alias Viande Bleue : Instagram