Réflexion en mouvement sur le processus de création
Gaspard Noël Autoportraits - Souffle Chaud Webzine Culturel

Gaspard Noël et les autoportraits métaphysiques : Ermite, esthète et philosophe

Nous avons rendez-vous avec Gaspard dans son atelier parisien près du Louvre. Un espace d’exposition intimiste sous les toits où l’artiste reçoit volontiers des amateurs d’art, curieux de découvrir son univers.

Autoportraitiste depuis ses 16 ans, cet autodidacte a pour objectif d’exprimer la complexité et l’ambivalence de la nature humaine. Passionné de photographie, Gaspard développe sa démarche jusqu’à s’orienter vers des portraits nus en pleine nature, perdu au milieu de nulle part.

Chaque année, Gaspard prend le large vers des contrées lointaines, avec pour seuls bagages, son appareil photo, son trépied, un thème et une idée de série. Il y a dans la démarche du jeune homme une volonté de quitter la civilisation, à l’instar d’une retraite spirituelle.

Un banc de tritons agricoles

Parfois seul, parfois accompagné de multiples de lui-même, Gaspard Noël repousse les frontières de la vie en société telle qu’elle existe dans le monde moderne. Une dystopie bucolique où les corps subliment les forces de la nature. Bienvenue dans une bulle créative où messages revendicateurs, volontés poétiques, et propositions esthétiques se côtoient.

Un voyage initiatique entre rupture et équilibre

Si aujourd’hui la relation entre Gaspard et sa pratique artistique coule de source, cela n’a pas toujours été aussi évident.

Gaspard : Je viens d’une famille qui ne trouve pas ses racines dans l’Art : mon père est dans l’éducation, ma mère est médecin, ma sœur est avocate, mon frère travaille en entreprise, j’ai bien un grand-père qui écrit, mais je l’ai rarement vu ou lu. Ce détachement familial vis-à-vis du monde de l’Art en tant que profession a eu pour conséquence que j’ai mis très longtemps, jusqu’à mes 25 ans environ, avant d’imaginer que ce que je faisais pouvais devenir un métier.

Plus le jeune homme prend des photos, plus son intérêt pour la figure humaine s’intensifie. Son sujet de prédilection devient alors une source d’inspiration inépuisable. Le projet originel de Gaspard se veut ainsi inclusif, descriptif et social.

Gaspard : Ce qui m’intéresse dans l’humanité en générale, c’est l’interaction entre l’humain et son environnement, d’un point de vue métaphysique. J’ai donc commencé par faire des portraits de mes parents quand on partait en voyage ensemble. Étant de grands férus de paysages, ils étaient souvent seuls face à la nature. Très rapidement, au bout d’une ou deux excursions, ils en ont eu marre d’être les sujets de mes photos et m’ont demandé de me débrouiller sans eux. C’est comme ça que j’ai commencé à poser mon appareil photo par terre pour me mettre moi-même en scène, étant le seul être humain à disposition.

L’esprit léger

En parallèle de son jeune cheminement artistique, Gaspard se pose des questions sur le monde qui l’entoure et remet en cause le macrocosme dans lequel il évolue. Peu à peu, un sentiment de rupture s’installe, une sorte de décalage intellectuel qui le laisse perplexe. L’artiste rejette le mimétisme social et développe, sans le vouloir, un dégoût pour le formatage conventionnel de la société contemporaine.

Gaspard : J’ai fait une prépa HEC, et plus j’avançais dans ma carrière académique, plus j’avais l’impression que les gens se ressemblaient. On nous orientait tous plus ou moins dans la même direction et l’ensemble des étudiants avait l’air de se complaire dans cette atmosphère homogène. De mon côté, j’étais en décalage total. La vie – et l’argent – qu’on nous promettait ne m’intéressait pas le moins du monde. J’avais soif d’autre chose. J’adorais les mangas, les films de science-fiction et j’avais en moi plein de personnages que j’avais envie de matérialiser. Ma première grande série de photos “Les Individus Civilisés” avait pour but de mettre en scène de la pure différence, du pur loufoque à l’aide de personnages drôles, décalés, fous, sans réelle utilité. Mon but était de remettre en question les valeurs transmises en écoles de commerce et un peu partout ailleurs : d’avoir une fonction prédéfinie, un dessein déjà tout tracé.

Pour autant, la remise en question contextuelle de Gaspard passe par une prise de conscience personnelle, une introspection logique et pragmatique.

Gaspard : Progressivement, je me suis dit qu’il fallait que je change de prisme. Plutôt que d’aborder la différence, il fallait que je regarde, puis retranscrive, l’intérieur de chaque personne. Je reste persuadé que tout le monde est intéressant à partir du moment où un échange se met en place. Il faut cependant dépasser le vernis social qui rend les gens ternes, et faire l’effort de sortir de cette sphère d’automatismes qui nous force à dire la même chose aux mêmes personnes toute la journée. C’est un travail introspectif, qui commence par une prise de conscience. Dans les sensations par rapport au monde et dans la perception que l’on a de la Terre autour de nous, il y a suffisamment de bonheur, de plaisir et de variété pour remplir une vie. À partir de ce constat, la vie est facile, car l’on peut vivre de façon simple. En étant sûr d’être heureux, on peut s’ouvrir au monde, et accepter la différence, qui est le stade ultime de l’humanité. Pour moi ce qui différencie l’animal de l’être humain est cette capacité à créer et à être différent, à s’écarter de la meute. Je ne comprends pas pourquoi tous les êtres humains ne passent pas l’intégralité de leurs vies à se distinguer des autres.

Le maître et son disciple

“ Le but de mon travail, à terme, est de créer une sphère géante qui mette en évidence tout ce que contient un être humain. ”

De la solitude à l’inertie

Il y a dans la nudité un amoncellement de symboles ainsi qu’une multitude d’interprétations possibles. D’un côté une dimension charnelle, de l’autre, une simplicité latente, quelque chose d’assez brut et naturel. Gaspard, lui, recherche une certaine primordialité, comme un retour à l’essentiel où l’universel rencontre le particulier.

Gaspard : Je ne suis ni naturiste, ni exhibitionniste, je trouve juste que se mettre nu est une bonne façon d’avoir des sensations fortes assez facilement. Lors de mon premier voyage dédié à la photographie, en Écosse, j’ai été confronté à des paysages qui dépassaient largement mon sens de la mode et ma capacité à créer des personnages qui tenaient la route. Face à cette puissance, je me suis naturellement dénudé. Je pense qu’une fois nus, on touche à quelque chose qui est à la fois primitif, divin et universel.

“ J’ai hâte d’être beaucoup plus vieux et d’avoir un corps très différent, moins standard, pour faire des autoportraits plus intenses. ”

5h du matin

En plus de la nudité, l’une des caractéristiques phares des clichés de Gaspard est l’autoportrait. Le photographe cultive ce rapport à lui-même, cette volonté de dépeindre sa propre enveloppe corporelle comme miroir anthropologique. Plus qu’un style pictural, cette démarche se rapproche d’une expérience sociologique grandeur nature.

Gaspard : Je veux montrer ce que chacun d’entre nous peut vivre. Je ne suis pas un athlète de haut niveau, je ne suis pas un génie non plus, je représente une certaine normalité. Je pars du principe que si je suis capable de faire ce que je fais, tout le monde peut le faire. À la fin de ma vie, j’aimerais bien que la compilation de mes photos forme une sorte de “guide”, un éventail d’expériences à réaliser au cours d’une existence, d’interactions possibles, simples et bonnes avec le monde qui nous entoure.

L’éloge de la Nature et de ses composantes

Pour obtenir un résultat toujours plus saisissant et capturer une nature toujours plus sauvage et reculée, Gaspard n’hésite pas à se lancer des défis. Lors de ses aventures, volcans, glaciers, murailles de pierres et canyons deviennent ainsi ses terrains de jeu. Mais face à l’immensité du monde qui l’entoure, l’Homme n’est-il pas voué à se sentir vulnérable ?

Gaspard : La vulnérabilité est au cœur de mon approche. Je ne sais pas si c’est une sensation ou une idée, mais à chaque fois que je me trouve dans des situations naturelles exigeantes, j’ai la même impression : alors que je peux potentiellement disparaître à tout moment, je me sens invulnérable. J’ai une incapacité absolue à concevoir ma propre mort. Le risque provoque en moi une sorte d’exaltation, un bouclier invisible grâce auquel je pense pouvoir éviter le danger. La perception physique de ce balancement, sur le fil du rasoir, entre insignifiance et divinité est selon moi l’une des sensations les plus jouissives à laquelle un être humain peut accéder. Mais le risque lui-même est accessoire : le concept que j’essaye de matérialiser derrière tout ça est tout simplement l’envie d’être présent, d’exister.

Dans les photos de Gaspard, l’absence de civilisation est symbolique. Cette privation de repères urbains permet à l’artiste de dépeindre une universalité conceptuelle : la différence n’est plus sacrée, elle est acceptée et admise. Nous assistons à une sorte de retour aux origines de la vie, une quête de la place de l’Homme au sein de son environnement.

L’hypothèse glaciaire

Gaspard : Idéalement, j’aimerais que nous soyons égaux aux autres animaux mais paradoxalement, je suis convaincu que nous avons le devoir d’être meilleurs qu’eux. J’aimerais que l’on arrive à dépasser notre stade animal … afin de rester animal, une sorte de maîtrise de l’instinct en pleine conscience. Je n’essaye pas particulièrement de cultiver la bestialité sur mes photos, mais je laisse parfois le paysage me dicter mes gestes. Ma démarche est la suivante : je trouve un endroit qui me plaît, et j’essaye de ne pas le gâcher. Je pose mon appareil sur un trépied, et je creuse les mouvements qui m’intéressent. Quand j’appuie sur le détonateur, il y a une sorte de transe qui se met en place. Je ne réfléchis plus à mon comportement, je me laisse porter par l’énergie. Il me semble finalement assez normal que cette façon intuitive d’agir, cette absence de réflexion, donne des poses animales.

Et pour la suite ?

Gaspard : Mon principe, depuis environ trois ans, est de partir une fois par an pendant trois semaines. Je pars seul et je prends des photos du matin au soir, du soir au matin. À la fin de mon voyage, j’ai assez de matière pour le reste de l’année. En 2015 j’ai fait l’Islande, en 2016 la Pologne, et en 2017, j’ai fait un bébé. Je vais donc repartir en 2018, pour une destination qui est encore secrète. En ce qui concerne le repérage, je fais pas mal de recherches en amont, sur internet ou dans des guides. Pour l’Islande par exemple, j’avais listé 90 lieux à explorer. Le cœur de ma pratique consiste à m’arrêter dès que je vois un élément qui me plaît, et à bosser. Je me laisse surprendre par mon environnement en misant aussi sur le hasard. J’ai hâte de pouvoir repartir en voyage, pour continuer mon cheminement artistique et philosophique.

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