Place de Clichy, un début d’après-midi : la croisée des mondes. Une énergie propre à l’effervescence parisienne se dégage du carrefour, grisante. Le pas rapide, nous nous approchons de notre lieu de rendez-vous, un petit bar convivial où meubles chinés côtoient mélodieusement carreaux de faïences vermillon.
À son compte depuis janvier à la Maison des Artistes, Loïc Bouchet, entame son virage professionnel.
Loïc est illustrateur autodidacte. Son style est une mosaïque d’influences, un amalgame hybride où se rencontrent souvenirs, références et interprétations libres. Le jeune homme oscille entre dessins en noir et blanc et illustrations colorisées pour le plus grand plaisir des yeux. Inspiré par la contre-culture, Loïc réinterprète les codes et donne vie à des portraits hypnotiques, entre acidité et maîtrise.
Au quotidien, cet illusionniste trace des lignes, constituant, petit à petit, les parois d’un labyrinthe stylistique où le spectateur aime se perdre. Dans son univers, la ligne claire est reine. À tâtons, nous nous aventurons dans ce dédale pour en savoir plus, attirés par la sophistication des décors, comme Icare par le soleil.
Du fil conducteur naît l’étincelle
Malgré son jeune âge, l’artiste en herbe a déjà nombreuses expositions et événements à son actif : Biennale d’Asnières-sur-Seine, Panam’Art café, Cabaret Sauvage, Salon International d’Art Contemporain au Carrousel du Louvre, puis, plus récemment, la Galerie Inattendue où le jeune homme fait ses armes. De belles récompenses pour Loïc, dont le choix de l’illustration résulte d’un long voyage initiatique.
Loïc : J’ai un parcours assez atypique : comme le système scolaire ne me correspondait pas, j’ai arrêté le lycée très tôt. J’évoluais dans une filière d’ingénierie électronique, une sphère très cadrée, très formelle dans laquelle je ne m’épanouissais pas. J’ai donc enchaîné avec des formations d’opérateur infographiste multimédia qui m’ont permis d’apprivoiser les logiciels de design numérique traditionnels et de me familiariser avec les bases du graphisme. J’ai continué vers un bac pro en communication visuelle par l’intermédiaire duquel j’ai effectué quelques stages. Ce sont des périodes où j’ai principalement fait de l’exécution en réalisant, par exemple, des maquettes pour des magazines. Après ces années d’études, j’ai commencé à me poser des questions sur mon avenir professionnel parce que mon statut d’exécutant commençait à me peser. De mon côté, j’ai toujours été convaincu que la réussite personnelle découlait avant tout de notre niveau d’épanouissement. À ce moment-là, j’ai réalisé que je devais agir pour mieux m’épanouir.
Loïc se rend alors compte qu’il a besoin de créativité brute, de progresser dans un univers inspirant. Pour autant, le jeune homme est conscient que sa personnalité artistique n’a pas encore atteint le stade final de l’éclosion. Il lui manque une idée, un concept, une écriture propre et personnelle. Afin d’attiser cette flamme esthétique qui vit en lui, Loïc décide de faire un Bachelor en Direction Artistique et Design Graphique à Lisaa.
Loïc : En termes d’illustration, j’ai un parcours d’autodidacte. À la base je ne dessinais que pour moi car dans mon jeune parcours professionnel, je ne faisais qu’appliquer à la lettre les consignes graphiques des directeurs artistiques. À Lisaa, une de mes professeurs, Isabel Espanol, illustratrice pour le journal Le Monde notamment, m’a poussé à développer ma fibre artistique. Son enseignement ne se résumait pas à une approche technique, mais correspondait plutôt à une volonté de nous faire comprendre les rouages de la création : comment développer un concept ou comment trouver la place d’une image dans une composition, par exemple.
Traits de génie
Le style graphique de Loïc repose sur une harmonie entre mouvements rapides, presque abstraits, et lignes beaucoup plus calmes, plus réfléchies. L’artiste murmure ses envies à l’encre noir et claque le papier autant qu’il ne le caresse.
Loïc : Mes premières inspirations viennent de la gravure, notamment de Durer et Doré, dont je recopiais manuellement les œuvres. Ça me plaisait de reproduire ce traité graphique, cet esthétique propre à ce procédé d’impression. Mon travail est un subtil mélange entre des lignes claires, sensibles et nerveuses, puis des zones très sombres volontairement accentuées. J’aime bien donner une vibration à mon dessin, une aura particulière et reconnaissable, c’est mon parti pris.
L’affection particulière de Loïc pour sa pratique se ressent dans ses méthodes de travail. Entre passion et ardeur, le jeune homme s’investit pleinement dans son activité d’illustrateur et son acharnement s’apparente parfois à une forme de transe artistique.
Loïc : J’aime créer à partir de mon imagination. Je travaille pas mal la nuit, parce que cela me permet d’être dans une bulle, d’oublier tout ce qui m’entoure et de me focaliser sur les émotions que j’ai envie d’exprimer. Quand je travaille, j’aime bien rester dans une continuité du processus et ne pas me laisser distraire par mon environnement. J’ai un peu un aspect jusqu’au-boutiste, qui me pousse parfois à travailler 8 heures d’affilée sans m’arrêter. En ce qui concerne mes thèmes de prédilection, ils sont plutôt nombreux : la femme, la nature, les fleurs, la mode, le tatouage, la musique… De manière générale, j’aime allier tradition et modernité, qu’il s’agisse du style, du traité graphique ou des symboles.
Lorsqu’il aborde la figure féminine, Loïc observe, décrypte les attitudes, examine les courbes et se focalise sur les détails qui font de ce sujet une source d’inspiration polymorphe. Pour un résultat encore plus saisissant, il fonde sa réflexion graphique sur l’iconographie issue des photographies de mode, capte les postures, reproduit les expressions.
Loïc : Je travaille beaucoup d’après des portraits de femmes, issus principalement de photos de mode. Je suis fasciné par le travail de poses que peuvent avoir les mannequins. J’adapte ensuite ces références réelles à mon univers graphique : je recherche à ce que la femme soit à la fois délirante, belle et sombre. J’ajoute alors des bijoux, des perles, des coiffes extravagantes, toute une panoplie d’accessoires singuliers. Une fois que j’ai brièvement une idée de ce que je vais réaliser, je me lance directement sur le papier, de façon assez spontanée. C’est un point en commun que je partage avec la pratique du tatouage qui m’inspire au quotidien : en défiant l’espace immaculé, je n’ai pas le droit à l’erreur. J’aime cet élan naturel qui naît d’un mouvement brut. Quel que soit mon sujet, je commence toujours par les yeux, car c’est pour moi le détail qui véhicule le plus d’émotions et qui laisse transparaître le plus de force.
Quand on lui demande s’il préfère l’usage du noir et blanc ou de la couleur, l’artiste tranche rapidement. Au-delà d’un éventuel dilemme esthétique, le choix de Loïc est avant tout fondé sur la recherche d’une densité, d’un écho, d’une efficacité sans demi-mesure.
Loïc : Je préfère les réalisations en noir et blanc. Je trouve que le résultat est plus impactant, qu’il véhicule une certaine puissance. Bien que j’apprécie l’utilisation de la couleur, je reste persuadé qu’elle atténue la force du dessin, qu’elle dilue l’intensité originelle. Selon moi, on peut facilement adoucir un dessin très trash en apportant des teintes pastel et ainsi le rendre plus accessible. Quand on passe du noir et blanc à la couleur, c’est un nouveau départ. On doit faire face à des contraintes stylistiques fortes, comme l’harmonie chromatique ou le maintien d’une certaine lisibilité pour le spectateur.
Traditions et convictions : métissage graphique
À Lisaa, pour son projet final, Loïc décide de se focaliser sur le mouvement Afro Punk. Né dans les années 1980, ce courant associe influences africaines et esprit punk. C’est la complexité de cette culture composite, entre traditions et révolte, folklore et contestation, qui inspire le jeune homme. Il décide alors de dépeindre, à sa manière, le festival Afro Punk – fruit musical issu du mouvement – parcourant les plus grandes villes du globe depuis 2005. Son projet : un livre collector aux allures d’album souvenirs réunissant des moments clés du rassemblement (affiches de concert, moments de vie en plein air, performances live, looks de groupes, goodies…). Le tout, entièrement dessiné à la main.
Loïc : Avec ce projet, j’ai essayé de donner ma propre vision du mouvement Afro Punk, des potentiels festivaliers, et du festival en lui-même. J’ai gardé des éléments réels comme certaines infrastructures, certains invités ou certains décors scéniques mais j’ai pris des libertés pour apporter une touche de folie. Ce projet m’a permis d’avoir un sujet à développer, un fil conducteur pour mener à bien une histoire. Je ne dis pas que ce genre de musique me ressemble, mais c’est ce que j’écoute principalement. Je ne suis pas spécialement punk, mais je suis quelqu’un qui essaye d’imposer des idées dans ses dessins, de délivrer des messages ou de provoquer des réactions.
Dès les premières pages, l’univers semble familier. Le spectateur accepte son rôle de figurant et prend place dans la foule en délire. Des sons émanent des illustrations. Entre rage, tribalité et utopie mélodique, les personnages interagissent, blasphèment et revendiquent. Nous assistons à un joyeux bordel tri-chromique dans lequel évoluent des personnalités fortes, affublées de tatouages, crêtes, dreads, piercings et accessoires de mode excentriques.
Loïc : Pour mon projet, je me suis inspiré de la mode africaine, notamment de la Sape où l’on retrouve des motifs vibrants et des maquillages très artistiques. J’y ai associé la culture punk, qui correspond à une attitude provocante, une envie transgressive : le punk c’est « no future », c’est casser les codes. Cette mixité des influences m’a permis de développer une esthétique non-conventionnelle, presque psychédélique, à la fois surréaliste et fantasmée. Mon objectif était d’arriver à un résultat explosif, de déstabiliser le public avec des repères pourtant familiers.
Que peut-on te souhaiter pour la suite ?
Loïc : je suis en train de travailler sur une évolution typographique de ma pratique, trouver un moyen d’être aussi impactant qu’avec mes visuels. Mon challenge, est de continuer à faire grandir mon style : conserver mon esthétique tout en faisant progresser l’univers, en variant les formats et les supports. J’aimerais bien tester d’autres procédés d’impression comme la sérigraphie. Avoir un rendu différent, donner une dimension plus forte de mes créations.