C’est au cœur du 13ème arrondissement, dans le petit café du Mk2 Bibliothèque que nous avons rendez-vous avec Julie Sarloutte. Si l’on y sert des rafraîchissements et autres douceurs, ce n’est pas pour cette raison que l’artiste nous a invité dans ce lieu. Étant une inconditionnelle du septième art, c’est ici, film après film, que la jeune femme rêve et trouve son inspiration.
Fan de séries et de blockbusters américains, Julie a grandi en admirant les héros de la Trilogie du Samedi. Passionnée par l’émotion que lui procurent les univers fantaisistes, l’artiste matérialise ses personnages favoris sur des toiles de lin, donnant ainsi une seconde vie à ses films préférés. Le coton pénètre la toile, s’exprime et dévoile des scènes écorchées vives, véritables hommages cinématographiques.
Critiquée par ses pairs aux Beaux Arts, jugée par les grands-mères expertes en la matière mais adoubée par les communautés de fans du monde entier, Julie est un ovni dans le monde de la broderie. Bienvenue dans un monde non-conventionnel où le fil est libérateur, bienvenue dans l’univers coloré de la peinture à l’aiguille !
La métaphore du grand bassin
Peux-tu nous parler de ton parcours artistique et de ta rencontre avec la broderie ?
Julie : Je suis rentrée aux Beaux Arts en peinture. J’avais donc l’habitude de jouer avec les couleurs. Malheureusement pour moi, je n’étais pas suffisamment douée pour arriver à la cheville des bons peintres de la formation. Ce constat m’a quelque peu déprimée au début. À l’époque je travaillais en parallèle dans une boutique Phildar. C’est dans cette environnement, entourée de pelotes de laine que ma curiosité pour l’art textile s’est développée. Mais mon véritable déclic créatif a eu lieu dans un Emmaüs, quand je suis tombée sur une grande scène de chasse entièrement réalisée au point de croix. Fascinée par le rendu majestueux de l’œuvre, je me suis dit “c’est exactement ce que je veux faire”.
“J’ai toujours eu plus de facilités à m’exprimer avec la peinture à l’aiguille qu’avec la peinture traditionnelle.”
Julie se lance alors tête baissée dans la pratique du point de croix sans mentor ni guide pour l’aider à prendre ses marques. Elle commence par représenter des scènes d’actualités où la violence exulte. Aux origines, sa démarche est revendicatrice et politique. Elle dénonce globalement l’injustice, en passant par des exemples tels que la guerre ou les violences policières. Mais après les attentats parisiens du 13 novembre 2015, la jeune femme ressent un blocage.
Julie : Après ces évènements tragiques, j’ai eu un blocage total. Je me suis dit que je ne pouvais plus représenter autant de violence dans mes réalisations. Au début l’objectif était de montrer ce qui se passait dans le monde et de dénoncer ces climats de tension, mes broderies étant un miroir de la société. Comme cela était devenu trop réel, trop présent dans notre quotidien, je me sentais paralysée. J’ai donc abandonné ces thématiques graves pour partir sur des sujets beaucoup plus légers. C’est comme ça que j’ai commencé à réaliser des portraits et des scènes de films.
Aux Beaux Arts de Paris, le profil atypique de Julie ne fait pas l’unanimité. Son attrait pour la pop culture lui vaut même des reproches de la part de ses professeurs. Bien que sa pratique artistique soit appréciée et reconnue, les thèmes qu’elle aborde sont décriés. Comment combattre des poids lourds de la culture classique tels que Cocteau, Chabrol ou encore Godard avec des personnages tirés de mythologies populaires comme Batman ou Edward Cullen ?
Julie : Je suis originaire de la banlieue, j’ai grandi dans le 93, où l’Art reste un idéal inaccessible, souvent considéré comme élitiste. En arrivant aux Beaux Arts, j’ai voulu amener la culture populaire mais les réactions se sont avérées plus que mitigées. On m’a souvent mis la pression pour que je représente d’autres personnages, que je tende vers des thématiques plus conventionnelles, plus traditionnelles. Malheureusement pour eux, mon but n’était pas de renier mes origines. Je suis donc restée fidèle à moi-même en réalisant des œuvres qui me correspondaient à 100%. C’est comme ça que je me suis retrouvée à présenter des portraits issus de Sherlock et Twilight lors de mon jury de diplôme. Je ne vais pas me le cacher, c’est la technique qui m’a sauvée face à ce public très conservateur, frileux à l’idée de pouvoir aimer des éléments provenant de la culture populaire.
Crever l’écran, percer la toile
Que signifie le terme “peinture à l’aiguille” ?
Julie : J’appelle ça peinture à l’aiguille car je réalise des tableaux qui trompent l’œil du public. Plus on s’éloigne, plus on perd l’aspect filaire pour ne plus percevoir que des touches de couleurs qui ressemblent à s’y méprendre à des coups de pinceaux. On me dit d’ailleurs souvent que cela ressemble graphiquement à de la peinture à l’huile. Ça me rappelle une caméra cachée que j’avais réalisé aux Beaux Arts : j’avais accroché mes tableaux et j’attendais la réaction des gens. Beaucoup de gens passaient, sans même s’arrêter, pensant avoir à faire à du figuratif, pour eux sans intérêt. Puis on voit une femme s’arrêter, analyser les œuvres de très près, et se rendre compte qu’il ne s’agit pas de peinture mais de broderie. Fascinée, elle rappelle tout le monde, suscitant l’engouement général.
“Je n’ai jamais pensé faire autre chose qu’une pratique créative, même quand j’étais petite.”
Les thèmes de prédilection de Julie sont rassemblés autour de la pop culture. On retrouve dans ses tableaux de nombreux personnages de films ou de séries. L’inspiration de la jeune femme dépend de ce qu’elle regarde, des films qui l’ont marquée et des tendances du moment.
Julie : J’ingurgite un nombre phénoménal de contenus multimédias. J’absorbe l’atmosphère, les intrigues ainsi que les émotions puis j’essaye de les retranscrire en broderie. Cela me permet de faire un arrêt sur image et de faire un focus sur une scène en particulier qui a attiré mon attention. C’est pour moi l’occasion de rendre hommage à des instants forts du septième art, de pointer du doigt des moments d’anthologie. Je fige des scènes qui passent certainement inaperçue pour donner au public une seconde lecture au film qu’il connait déjà. J’en profite pour choisir des séquences qui sont en parfaite adéquation avec mon état d’esprit du moment. Par exemple, si je suis énervée, il y a de grande chance que les personnages soient en train de se battre. C’est une façon pour moi de me défouler et de faire coïncider romance virtuelle et émotions tangibles tirées de ma vie personnelle.
Comment procèdes-tu pour réaliser tes œuvres ?
Julie : Je pars d’un arrêt sur image d’un film ou d’une série que je recadre. Ce travail de réappropriation de l’œuvre me permet de l’adapter à mes envies. Je dessine la scène sur une toile puis je commence à broder. Pendant la réalisation, je garde toujours la photo originelle devant moi comme point de repère. En arrière plan, il y a toujours un film ou une série qui passe, ça m’aide à me concentrer, à entrer dans un certain état d’esprit. Et puis il y a mon chat qui me soutient moralement, c’est mon premier supporter.
Accords et désaccords
La démarche de Julie repose sur de nombreux paradoxes. Bien que plutôt discrets de prime abord, ceux-ci confèrent une certaine complexité à la pratique de l’artiste. La jeune femme articule ainsi ses messages autour de relations antagoniques harmonieuses : un véritable jeu du chat et de la souris où les opposés s’attirent, un mélange des genres réussi. Ainsi, le lin très brut du médium bouscule la douceur native du fil de coton, là où les zones de vide, neutres, se confrontent aux zones saturées et fibreuses. Les scènes violentes quant à elles, viennent se heurter à la douceur de la broderie provoquant une rupture sensorielle palpable.
Mais il y a un contraste dont l’artiste est plutôt fière, celui du préjugé générationnelle qui réside à l’égard de son art. Dès lors, Julie modernise sans concession une pratique ancestrale que certains associent volontiers au troisième âge. Même si cela peut surprendre, c’est justement ce défi qui intéresse la jeune femme. Rajeunir la broderie ? Mission acceptée !
Julie : Je m’amuse à détourner l’image kitsch et vieillotte de la broderie en y incorporant des éléments très modernes. En associant un médium presque démodé à des sujets ultra contemporains j’espère donner un second souffle à la broderie, une certaine dimension intemporelle, au-delà des préjugés. C’est en proposant un contraste aussi fort que je sors du point de croix de nos mamies pour arriver vers un résultat qui est dans l’ère du temps.
Quel message souhaites-tu faire passer via ta pratique ?
Julie : Mon objectif derrière tout ça, c’est de mettre en valeur la broderie afin que l’art textile soit valorisé en France. J’aimerais faire en sorte que cette discipline fasse partie intégrante de l’Art avec un grand A, sans barrières de style ni idées préconçues. Quand j’expose, en plus de présenter mon travail, j’essaye de sensibiliser le grand public à une autre forme d’expression artistique. Mon rêve est que la peinture à l’aiguille arrive au même rang de reconnaissance que la peinture classique. C’est pour cette raison que je m’efforce de privilégier les galeries aux ateliers de créateurs pour exposer mes œuvres. De cette façon, j’ai l’impression que je m’éloigne de l’artisanat pour me rapprocher de l’Art à proprement parler. Je ne renie en rien la dimension manuelle qui existe derrière ma pratique, je souhaite juste que mon travail soit reconnu à sa juste valeur et non comme une “sous-peinture”.
C’est sur ce message revendicateur teinté d’espoir que l’entretien s’achève. Avant de partir, nous prenons soin d’examiner de plus près les œuvres, envoûtés par le ballet que réalisent les fils de coton, entrelacés. Les scènes donnent du relief à l’espace et illuminent la pièce, intriguant les badauds venus apprécier un café.
Mais le plus magique nous attend derrière les toiles. C’est là, dans les coulisses, que nous apercevons le mouvement labyrinthique des fils bruts. Le chaos est total, il n’y a pas de règles. On croit reconnaître des formes sans être sûrs de leur nature. Seule la couleur domine, hypnotique et primitive. C’est bouleversant de sincérité.
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