Chloé Julien grandit dans un hameau de quelques maisons en plein cœur du Limousin, un territoire au sein duquel les représentations artistiques se font plutôt rares. Pourtant, très vite, elle met des mots sur un destin qui semble déjà tout tracé : elle veut créer au quotidien, coûte que coûte, et faire de sa vie un espace d’expression sans limites.
Chloé : J’ai toujours eu un penchant pour les disciplines créatives et artistiques. Quand j’étais plus jeune, je multipliais les activités, je faisais notamment de la peinture, du théâtre et de la danse. À l’époque, tout ce que je savais, c’est que je voulais être artiste. C’est une envie qui me suit depuis que je suis née presque. Pour moi, cela a toujours été évident. En grandissant, je passais des après-midi dans les champs à me poser des questions existentielles. Je me demandais qui j’étais et pourquoi la campagne ne me répondait pas. J’avais l’impression d’être extérieure au monde.
Il faut dire que j’étais un peu à part, j’écrivais des poèmes, je contemplais beaucoup, je rêvassais. J’avais l’intime conviction d’être différente, de penser différemment. Peut-être que c’était faux, sans doute même, mais c’est le sentiment qui m’habitait à ce moment-là. Et puis, à mes 17 ans, après la mort de mon père, il a fallu partir, quitter cette région qui m’avait façonnée et pour laquelle j’avais un attachement profond. C’était le moment de faire des choix. J’ai longtemps hésité entre le théâtre et la peinture et même s’ils étaient complémentaires, j’ai fini par m’orienter vers la peinture. D’ailleurs, encore aujourd’hui, cela se ressent dans mon travail.
“Quand mon père a eu son cancer, son corps a été malmené par la maladie pendant trois ans. Je l’ai vu changer, s’altérer, s’effriter. La fragmentation du corps que l’on retrouve dans mon travail est peut-être une tentative symbolique de soin, inspirée par ce que j’ai vécu et la souffrance dont j’ai été témoin.”
Mon collage c’est de la peinture, ce n’est pas du collage. Tout commence par la peinture. D’ailleurs, je ne regarde que très peu ce que produisent les autres artistes qui font du collage. Bien souvent cela m’ennuie. Il manque une dynamique, une gestuelle. Généralement, ce que je vois est très réaliste et très figé. De mon côté, j’essaie de faire en sorte de créer des compositions vivantes, qui subissent une transformation, une métamorphose. Je suis terrifiée par les images fixes. C’est pour cette raison que l’on retrouve la danse dans mon travail. Elle est omniprésente, en filigrane. On sent le mouvement et l’aspect chorégraphique qui se dégagent de mes œuvres.
Quand je suis dans mon atelier et que je commence à composer, je ressens comme un soulagement. Le travail que je fais est très spontané, instinctif et projectile. Cela demande une bonne énergie, un bon conditionnement moral. En général, avant d’attaquer je suis très angoissée, c’est vraiment atroce. Je suis stressée à l’idée de devoir matérialiser toutes ces idées qui trottent à l’intérieur de moi-même. Ce n’est pas une peur de l’échec mais plutôt une crainte liée au message véhiculé : j’ai peur de ne pas le transmettre avec justesse. Sans cette bonne énergie, je ne peux rien faire, je suis tétanisée. Chaque nouvelle création est comme un saut dans le vide, je donne tout, sans retenue, c’est une course contre la montre qui se fait dans l’urgence.
Je me rassure comme je peux avec toutes les choses qui viennent en amont : mettre les outils en place, poser le papier, fumer une petite cigarette, tourner, virer, choisir les pinceaux… J’aime ces instants ritualisés, ce calme avant la tempête. C’est dans ces banalités que je construis ma confiance, que je m’échauffe. Il est nécessaire de faire le vide avant de commencer car je ne sais jamais à l’avance ce à quoi je vais donner naissance. Chaque œuvre est un coup de théâtre. J’ai besoin de me surprendre sinon je sais à coup sûr que le résultat ne sera pas à la hauteur, qu’il sera trop scolaire, trop lisse. Un de mes fils conducteurs, un de mes objectifs même, est de dépasser le stade de la simple illustration.
“Fragments d’êtres, corps disloqués, en rapiéçant ces morceaux, je mets en place une symphonie organique.”
Si on fait attention, on se rend vite compte que je ne travaille que sur l’être humain. Je fais apparaître le corps parce que je trouve que c’est le sujet le plus impactant. Pour moi, c’est le seul élément qu’on peut reconnaître quelle que soit sa forme. Je fais partie de ces artistes qui ne voient que par l’incarnation, la transcendance, le palpable. Les éléments purement matériels ne m’intéressent pas. Par définition, les objets sont accessoires et vides de sens. Ce qui me parle, c’est l’intérieur des gens, leur intimité, mon intimité. J’aime quand on voit la chair et les organes parce que cela nous renvoie à notre individualité, à notre nature. Je vois ainsi mes œuvres comme les bribes d’un grand autoportrait en constante évolution. On pourrait très certainement faire un parallèle entre mon cheminement et celui de la psychanalyse.
Je crois que l’humain est fragmenté. Même si tu es là avec ta salopette et ton t-shirt à rayures, tu essaies de te donner une forme et un style, de renvoyer une certaine image de toi-même. Mais tout ça, c’est du flan ! En vrai, c’est assez effrayant parce qu’on est tous fuyants. On est à la fois très peu de matière et une infinité d’informations. On fait partie d’une grande Histoire, d’un passé, d’un futur, d’un présent. Là, tu es avec moi mais peut-être que tu penses à autre chose en même temps. On est ici, là et ailleurs. On est privés de plein de choses. Il y a le conscient, l’inconscient, le temps que l’on voit défiler et le reste du monde qui tourne sans que l’on s’en rende compte. Il y a des choses que tu as réussies dans ta vie, d’autres que tu as ratées mais que tu essayes tant bien que mal de colmater. C’est cette complexité qui m’intéresse, cette intériorité fractionnée et imparfaite.
On essaye tous de se donner une forme pour ne pas devenir fous, comme si on jouait un jeu auquel on était persuadé de croire. Mais quelque part, à l’intérieur, je suis convaincue qu’on est tous un peu brisés, fissurés, fendus. Pour moi, ce n’est pas négatif pour autant. J’arrive même à regarder ce constat droit dans les yeux en m’amusant. Faire face, c’est aussi voir les brèches comme autant d’opportunités. On pourrait croire que je parle comme une croyante mais ce n’est pas le cas. Il faut voir mon travail pour s’en rendre compte. Jour après jour, j’essaye de redonner à l’être humain son statut de substance complexe à l’aide d’un mélange d’animalité, de cérébralité et d’existentialisme.
Au départ, avec mes aquarelles, j’explorais les mythes et les contes, je dessinais des monstres, des fantômes ou encore des créatures. Aujourd’hui, avec mes collages, je m’éloigne de ces personnages parfois considérés à tort comme violents ou cruels. Je préfère donner vie à des figures-poèmes. Même si je construis mes œuvres à partir de membres amputés, littéralement découpés dans des corps en papier, je ne parle pas de mutilation pour autant. Je vois ces fragments charnels comme des ailes de papillons : tout est joie, couleurs et lyrisme.
Il en va de même pour les fragments issus d’images pornographiques qu’il m’arrive d’utiliser. Ces derniers n’ont pas pour but de choquer mais s’inscrivent dans ma démarche d’expérimentation corporelle. Je les déréalise, les éloigne de leurs connotations primaires. J’essaye de redonner de la beauté à des images qui en sont parfois dépourvues et que l’on pourrait qualifier de crues ou de vulgaires. Le résultat est souvent un mélange d’esthétisme et d’étrangeté. Une fois retravaillés, ces corps n’appartiennent plus à l’univers du porno, pas plus que mes œuvres contrairement à ce que certains peuvent penser. Ce qui m’intéresse, c’est l’érotisme et la sensualité naturels qui émanent de la chair. Une question que l’on se pose tout de suite en voyant ces fragments issus de l’industrie du X mais que l’on pourrait tout autant envisager en regardant certaines représentations académiques d’anges ou du Christ.
De mon côté, j’ai fait le choix d’exclure les parties génitales de mes collages afin qu’elles ne deviennent pas le principal centre d’attention. Je n’ai pas envie que le spectateur s’arrête sur mes œuvres parce qu’il reconnaît un ou des organes sexuels, ça ne m’intéresse pas. Au début de ma pratique, quand je les laissais, on ne voyait que ça, ça occultait tout le reste, notamment ma démarche et mon processus créatif. Ce que j’aime, c’est la dispersion harmonique des corps. Dans les magazines de charme actuels, ces corps sont très mal photographiés. Il y a très peu de direction artistique, tout est jaune, sans âme, on dirait de la viande. Pour moi, c’est un challenge que de sublimer cette matière grossière et de lui donner une seconde vie. C’est en altérant ces corps insipides, en les désossant puis en les agrégeant à l’infini que j’estime accomplir ma mission. Cette destruction des chairs, qui passe nécessairement par un puzzle de peaux, me permet de mettre de côté l’imaginaire obscène de ces figures désincarnées. J’invite les visiteurs à participer à un rituel de réincarnation des images, des figures et des symboles. La perception du départ change du tout au tout. On passe de pornographie à poésie.
“Comme en musique, où le silence permet d’entendre les notes, le vide a une place importante dans mon travail. Il permet de créer un espace mental propice à la déambulation et met en valeur la composition et les formes.”
Dernièrement, j’ai pas mal travaillé sur la figure de l’amoureux, de l’amant, du Casanova. Cela m’a permis de franchir un cap encore plus personnel et intime. Pour cela, j’ai récupéré des images témoignant de mes relations passées et j’ai complété en allant piocher des photos de mes ex sur Internet. J’ai tout imprimé, tout découpé, tout mélangé. Les yeux, les mains, les bouches. Tout. Pour un des collages, j’ai mis en scène mes jambes nues sortant du crâne de l’un d’entre eux. Bien sûr, je suis la seule à savoir à qui appartiennent ces fragments. C’est une façon de me raconter une histoire, de tout revoir sous un autre angle. C’est un joyeux accident entre la figure du prétendant, ce qu’elle m’évoque, les morceaux découpés et les mouvements de mon corps. C’est une danse sur le papier. On y revient.
Je me balance, je balance tout et quand je trouve mon rythme, tout fusionne. Avant de coller définitivement l’ensemble, j’expérimente plusieurs configurations, je prends en photos les essais que je trouve convaincants, j’avance à tâtons jusqu’à ce que ça me parle. Ce n’est pas juste une question d’équilibre graphique ou de satisfaction visuelle. J’attends de mes œuvres qu’elles dépassent les images physiquement créées. Il faut qu’on puisse y voir d’autres scènes, d’autres symboles, d’autres récits. Difficile de mettre des mots sur le pourquoi du comment du choix final. C’est presque de la magie. Je laisse faire les sensations.
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