Réflexion en mouvement sur le processus de création
Souffle Chaud - Webzine culturel indépendant - Marion Arbona Illustration

Marion Arbona : “J’aime dessiner des personnages moches”

Marion nous attend dans son bureau du 20ème arrondissement. Une petite bulle verte où se côtoient succulentes suspendues et plantes carnivores. De retour à Paris depuis peu, après dix années d’exil au Canada, Marion redécouvre Paris et son énergie si particulière.

Le sourire aux yeux, l’illustratrice jeunesse nous dévoile ses sources d’inspiration. Cette fan de l’univers de Miyazaki ne jure que par la nature. Ce sont les phénomènes absurdes, les documentaires animaliers, les découvertes scientifiques insolites qui la font vibrer. Elle commence l’interview avec une question : “Avez-vous déjà entendu parler d’un poisson étrange sans estomac qui possède huit cœurs ?”

Des détails, de la couleur et des monstres

Quand on regarde de plus près les dessins de Marion, on tombe amoureux de l’atmosphère et du grain. Le style graphique de l’illustratrice étonne, les personnages surprennent. Si chaque dessin est bel et bien unique, on retrouve une certaine harmonie, un équilibre des sens, une analogie incontestable d’une œuvre à l’autre.

Marion : Dans mon travail, on retrouve toujours une accumulation de détails. J’ai hérité ça de mon enfance, j’adorais passer des heures devant des pages de livre à scruter chaque élément, me raconter des histoires, en plus de celles écrites sur le papier. Quand je fais des livres pour enfants, j’aime bien reproduire ce schéma. Me dire que les lecteurs, parents ou enfants, ne vont pas s’ennuyer et s’échapper le temps d’une page ou deux.

Un deuxième trait commun à l’ensemble de mes dessins est l’utilisation de couleurs simples et vives. Par exemple, j’aime beaucoup le rouge de cadmium et comme je suis un peu old school, je fais tout à la main, au crayon et à la gouache, alors j’en mets partout. J’aime les univers acidulés où les couleurs tranchent.

Hippopotame Glouton, Musique de Club Sandwich

Si Marion apprécie la profusion des détails et l’ajout de couleurs vibrantes, elle aime par-dessus tout dessiner des créatures fantaisistes aux multiples facettes. A priori enfantines et évoluant dans un univers édulcoré, ses bestioles se révèlent bizarres, étranges et parfois écorchées vives.

Marion : Un truc qui me caractérise, et qui me joue parfois des tours est que j’adore dessiner des personnages moches. Je ne recherche jamais l’aspect mignon ou joli qu’on retrouve systématiquement dans les livres pour enfant. Souvent, les éditeurs ne sont pas totalement convaincus par les aspérités de mes personnages et me demandent de modifier certains éléments. Personnellement, j’aime dessiner les gros nez, les grandes dents. J’aime bien représenter les enfants de 6-7 ans quand ils sont édentés. On voit à quel point le projet est personnel en fonction du degré de mocheté des personnages.

L’opulence de gueules cassées, de héros aux physiques atypiques, et cette sensibilité pour les morphologies maladroites témoignent d’un anticonformisme propre à l’illustratrice. Elle se plait à en faire son cheval de bataille de manière décomplexée et avec beaucoup d’autodérision.

Marion : On ne dirait pas, parce que j’habite dans une bonbonnière maintenant, mais à la base, je suis un peu une ancienne gothique. J’ai fait du cinéma d’animation aux Arts Décoratifs, et pour mon film de fin d’études, c’est moi qui ai fait court-métrage le plus glauque, le plus trash. Quand mes amis de l’époque ont appris que je devenais illustratrice jeunesse, ils étaient stupéfaits ! Ça peut paraître un peu paradoxale, en effet, mais ça me correspond bien. J’ai gardé ce côté dark qui me caractérise. On retrouve dans mon travail ces univers qui me fascinent comme la Famille Adams ou les monstres en tout genre.

Safari Animalier, les Copains d’Abord

Ici et ailleurs

Après avoir passé près d’une dizaine d’années au Canada, Marion se rend compte à quel point la perception de la créativité est différente entre son pays d’origine et sa terre d’adoption. En effet, elle nous confie que le statut de l’illustrateur y est très inégal. En Europe, l’illustrateur est considéré comme un co-auteur alors qu’au Canada anglophone, par exemple, l’illustrateur est considéré comme quelqu’un qui ne fait qu’appliquer les ordres, qui ne suit qu’une direction déjà établie. Difficile parfois de revendiquer des droits d’auteur ou même, socialement, de s’attribuer le statut d’artiste.

Marion : En Amérique du Nord, surtout dans les régions anglophones, les gens considèrent que les artistes disposent d’une liberté créative. Pour faire simple, un artiste crée ce qu’il veut et les gens achètent ensuite son travail. Comme le métier d’illustrateur entre dans le cadre d’un contrat commercial, on en déduit que ce n’est pas de l’Art. Heureusement pour nous, cette perception est en train de changer, mais cela prend du temps.

Course Folle, Envie d’Évasion

En plus de cette question de statut, il y a également une divergence au niveau de la culture de l’illustration elle-même.

Marion : En Amérique du Nord, la littérature jeunesse est très différente de ce qu’on peut avoir en France. On trouve un côté très politiquement correct, très lisse, très homogène, où tout se ressemble. Outre cet aspect graphique, les albums ont une vocation pédagogique : le livre ne peut pas seulement être beau, drôle ou déjanté, il faut qu’il serve un but didactique. Toutes ces contraintes de style ainsi que cette timidité culturelle brident la créativité. On s’en rend compte en faisant le tour des salons du livre d’Europe où la diversité est incroyable.

Rétrospective à la loupe

Rien ne Serre de Courir

L’illustratrice a commencé par un premier livre en noir et blanc. Passée la satisfaction du premier contrat, Marion souhaite voguer vers l’univers des albums en couleur. La jeune femme cultive une passion pour les challenges et nous avoue qu’elle possède une liste d’envies qu’elle coche au fur et à mesure, une fois réalisées. D’après elle, le secret serait de ne pas trop s’auto-congratuler. Il faut rester sur sa faim pour s’obliger à rester en émulation permanente, se renouveler sans cesse et viser toujours plus haut.

“ Ma première publication, je ne me suis pas dit “est-ce que je vais pouvoir faire mieux ?” mais “il va falloir faire mieux” ! ”

Marion : Je suis fière de vivre de ma passion mais quand je regarde l’ensemble de mes publications, je suis consciente que certains livres calent les meubles. J’ai donné quelques cours l’année dernière dans un atelier d’art, j’ai montré mes livres moches pour faire comprendre aux étudiants que tout n’est pas inné. Il y a un vrai travail derrière l’art, le premier jet n’est pas toujours bon, il ne faut pas avoir peur de produire des choses peu qualitatives, cela fait partie du processus de création.

Pour finir, un dernier conseil pour un jeune illustrateur ?

Marion : Ne jamais arrêter de dessiner. Essuyer des refus c’est la norme, il ne faut pas développer de frustration. Dans la même veine, je pense qu’il faut avoir une bonne dose de culot. C’est important de suivre ses envies, aller à la rencontre des personnes qui nous inspirent et provoquer le hasard. C’est l’Amérique du Nord qui me l’a appris. Il ne faut pas cultiver de frilosité, avoir peur de se décrédibiliser ou être phobique du “non”. Au contraire, plus on est dans l’action, plus cela témoigne d’une grande motivation. Créer c’est oser.

Fête de Famille, Cirque Gigogne

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